Le parlement européen vote la directive sur l’action privée : le private enforcement européen a le vent en poupe !

Le 17 avril 2014 le Parlement européen a voté (sans trop de débats) la proposition de directive sur l’action privée[1] qui avait fait son apparition dans l’antitrust européen en juin 2013. Cette avancée du droit européen de la concurrence ne doit pas passer inaperçue au Canada quelques mois après la trilogie de la Cour suprême sur les actions des acheteurs indirects suite à une violation du droit des ententes.

Le private enforcement du droit de la concurrence, connu aussi sous le qualificatif d’ « action privée », consiste à faire appliquer le droit des pratiques anticoncurrentielles par les victimes de ces pratiques. Comme au Canada, l’Union européenne et ses États membres connaissent une régulation publique de la concurrence ou public enforcement. Cependant, depuis plusieurs années la Commission a lancé une vaste réflexion sur la place des victimes de pratiques anticoncurrentielles dans la politique de concurrence. À l’heure actuelle, le droit des États membres ne permet pas à l’heure actuelle une indemnisation pleine et entière du préjudice concurrentiel. La faute, le préjudice et le lien de causalité, conditions indispensables à une action en responsabilité civile, notamment en droit civil français, se révèlent être des défis pour les consommateurs et les PME victimes. L’aspect économique du préjudice rend sa preuve délicate. Cette difficulté résulte de la nécessité d’obtenir une documentation économique et des rapports d’experts. La preuve a un coût. De plus, la recherche de cette preuve interfère souvent avec l’enquête publique menée par l’autorité nationale de concurrence. Ce qui n’est pas sans soulever des difficultés entre la nécessité de rendre justice aux victimes de pratiques anticoncurrentielles et celle de conserver l’attractivité d’un programme de clémence qui mise sur la protection des délateurs pour faire connaître les ententes anticoncurrentielles. Ce ne sont là que quelques exemples de la complexité du sujet.

Quelles sont les solutions proposées par la directive ?

–       L’article 2 réaffirme le droit à réparation des victimes de pratiques anticoncurrentielles[2] ;

–       L’article 5 invite les États membres à permettre une divulgation pertinente, circonscrite et proportionnée des éléments de preuve sous le contrôle des tribunaux (il s’agit d’une tentative d’introduction du discovery bien connu en Amérique du Nord);

–       L’article 6 vient compléter l’article 5 en précisant les conditions de divulgation des preuves figurant dans le dossier d’une autorité de concurrence. La consécration de ce droit d’accès au dossier de l’autorité est tout de suite encadrée par un test en 3 points : a) la nature spécifique ou non de la demande ; b) si elle est faite dans le cadre d’une demande de dommages et intérêts ; c) la nécessité de préserver l’efficacité de la mise en œuvre du droit de la concurrence par la sphère publique ;

–       Toutefois, il faut que la procédure soit close pour que cet accès soit permis. Quoi qu’il en soit, en cours d’instance, la clémence et les propositions de transactions sont protégées ;

–       L’article 7 vient ensuite limiter l’usage de ces preuves, par exemple en empêchant leur utilisation avant que la procédure publique soit close ;

–       L’article 8 demande une sanction des comportements des destinataires d’une injonction de divulgation ;

–       L’article 9 consacre la présomption irréfragable d’atteinte aux articles 101 et 102 du TFUE (ententes et abus de position dominante) ou du droit national suite à une condamnation publique définitive par un État membre ;

–       L’article 10 prévoit un délai minimum de prescription de 5 ans ;

–       L’article 11 organise la responsabilité solidaire des coauteurs de l’infraction à l’égard des victimes. On peut noter que la PME ne rendra de compte seulement qu’à ses acheteurs directs et indirects, comme les bénéficiaires d’une immunité d’amendes[3] ;

–       L’article 12 consacre le droit à une réparation intégrale. Par conséquent, il n’y a pas de dommages et intérêts punitifs en droit européen de la concurrence[4].

–       S’agissant du fameux problème des acheteurs indirects, la directive reconnaît à l’article 13 le passing-on defense, c’est-à-dire le droit de soulever comme moyen de défense le fait que le demandeur a répercuté les surcoûts résultant des pratiques anticoncurrentielles sur ses propres acheteurs ;

–       L’article 15 organise les actions en dommages et intérêts des demandeurs situés à différents niveaux de la chaîne de distribution ;

–       La réparation intégrale du préjudice suppose de prévoir des règles pour la quantification du préjudice. C’est ce que propose l’article 17. Il consacre une innovation majeure que le droit français attendait depuis longtemps et qui s’appliquait dans le cadre de la concurrence déloyale : le préjudice s’infère de la faute d’entente anticoncurrentielle. Il s’agit d’une présomption réfragable ;

–       Enfin, l’article 18 prévoit les règles relatives aux règlements hors cour.

En conclusion, il s’agit d’une avancée majeure pour le droit de la concurrence européen reposant largement sur un mécanisme d’inversement de la charge de la preuve au profit des victimes. Cette directive, qui doit encore être entérinée par le Conseil, redessinera la mise en œuvre de la politique de concurrence dans les prochaines années. Cependant, ce changement se fera au prix d’un lourd sacrifice en droit civil français. En effet, la plupart de ces règles touchent à l’action en responsabilité civile. Or, si la jurisprudence a pu faire évoluer cette action pour l’adapter à la nécessité de certaines circonstances, la directive va obliger à prendre des mesures législatives qui risquent de bouleverser les textes du Code civil[5]. Une solution pourrait être de créer un régime de responsabilité ad hoc et dérogatoire au Code civil dans le Code de commerce. Affaire à suivre…


[1]Disponible en ligne.

[2] Il s’agit d’un réaffirmation du principe car la jurisprudence européenne a déjà consacré ce principe : CJCE, 20 septembre 2001, Courage Ltd c. Bernard Crehan et Bernard Crehan c/ Courage Ltd et autres, aff. C-453/99, Rec. 2001, p. I-6297 et CJCE, 13 juillet 2006, Manfredi, aff. jointes C-295-298/04, Rec. 2006, p. I-6619.

[3] Il s’agit là d’une forme de clémence privée inspirée du detrebling américain qui met en échec le droit à des dommages et intérêts triples à l’encontre des bénéficiaires du programme d’immunité du DOJ dans le cadre du contentieux antitrust privé.

[4] Là encore, il s’agit d’une réponse à la question de savoir s’il fallait s’inspirer des dommages et intérêts triples du Clayton Act américain.

[5] Nous pensons à la présomption de faute ou à la consécration législative de la solidarité en matière de responsabilité civile collective.

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