Un an après sa fameuse trilogie sur les acheteurs indirects, la Cour suprême s’est prononcée une fois de plus en faveur des recours privés suite à un cartel[1]. En 2013, la plus haute juridiction du pays avait accepté que les acheteurs indirects aient un droit d’action sur le fondement de l’article 36 de la Loi sur la concurrence (ci-après L.c.) dans le cadre d’un recours collectif[2]. En octobre 2014, la Cour intervient une fois de plus dans le cadre du recours collectif mais cette fois pour trancher une question liée à la preuve.
Les faits sont simples. A la suite de l’enquête « Octane » menée par le Bureau de la concurrence, une série d’accusation ont été portée contre les personnes qui se sont livrées à des pratiques anticoncurrentielles dans le fameux « cartel de l’essence ». Parallèlement, un recours collectif est intenté contre ces personnes en vertu de l’article 1457 C.c.Q. et 36 L.c. En matière de recours privés, l’expérience internationale montre que les actions parallèles, à la fois une action publique au criminel et une action privée en réparation, sont sources de frictions. C’est d’ailleurs pour cette raison que la France a refusé aux associations de consommateurs le droit d’intenter une action de groupe avant la fin de la procédure publique dans le cadre de sa récente législation sur les recours collectifs en droit de la concurrence[3]. En effet, les parties privées, tiers à l’enquête, demandaient systématiquement la communication des preuves obtenues dans l’action publique pour étayer leur dossier dans l’action civile.
A cette fin, elles peuvent avoir recours à des dispositions spéciales du droit de la concurrence ou encore aux dispositions prévues par le Code de procédure civile. Or telle est la situation qui s’est produite dans les faits qui nous intéressent. La Cour supérieure a alors autorisé la communication aux avocats et experts intervenant dans le recours collectif des communications privées interceptées par les enquêteurs. Les articles 402 et 1045 C.p.c autorisent le juge à demander cette communication.
La question posée à la Cour suprême est de savoir si « une partie à un recours civil peut demander que lui soient communiqués des enregistrements de conversations privées interceptées par l’État dans le cadre d’une enquête pénale »[4].
Nous n’insisterons pas sur l’implication générale de cette décision en droit québécois[5]. En revanche, il y a lieu d’en tirer les enseignements en droit de la concurrence. Ce qui est intéressant c’est l’interprétation que la Cour fait de l’article 29 L.c. Il énonce :
« 29. (1) Il est interdit à quiconque exerce ou a exercé des fonctions dans le cadre de l’application ou du contrôle d’application de la présente loi de communiquer ou de permettre que soient communiqués à une autre personne, sauf à un organisme canadien chargé du contrôle d’application de la loi ou dans le cadre de l’application ou du contrôle d’application de la présente loi : a) l’identité d’une personne de qui des renseignements ont été obtenus en application de la présente loi; b) l’un quelconque des renseignements obtenus en application de l’article 11, 15, 16 ou 114; c) quoi que ce soit concernant la question de savoir si un avis a été donné ou si des renseignements ont été fournis conformément à l’article 114 à l’égard d’une transaction proposée; d) tout renseignement obtenu d’une personne qui demande un certificat conformément à l’article 102; e) des renseignements fournis volontairement dans le cadre de la présente loi ».La Cour ne soucie pas de cet article. Selon elle, la communication est possible dans les conditions prévues par la Code de procédure civile. En l’occurrence, selon elle « les conversations privées interceptées en vertu de la partie VI C. cr. ne font pas partie des éléments mentionnés aux al. 29(1) a) à e). L’article 29 n’en interdit donc pas la communication »[6].
On peut se ranger du côté de la Cour suprême. Selon l’adage, « il n’y a pas lieu de distinguer, là où loi ne distingue pas ». Or, il est vrai que de l’alinéa a) à e) de l’article 29, rien ne figure au sujet de l’article 193 du Code criminel. Ainsi, elle enseigne à la victime qui souhaiterait obtenir la communication de l’enquête publique de se fonder sur l’article 402 c.p.c. C’est un préalable à l’application de l’article 36(2) L.c. qui offre une présomption réfragable de cartel à la victime pour prouver la faute si elle produit les procès-verbaux relatifs à la culpabilité d’une personne en vertu de la partie VI L.c.
On peut regretter le laconisme de la Cour sur la position de la juge Bélanger en première instance. Cette dernière avait affirmé que l’article 29 L.c. autorisait la communication car elle s’inscrivait « dans le cadre de l’application ou du contrôle » de la L.c. Cependant, la Cour suprême en 1989 dans la décision General Motors[7] avait été claire :
« L’art. 31.1 n’est qu’une disposition réparatrice ; son objet est de faciliter l’exécution des aspects fondamentaux de la Loi, tout en ne constituant pas en soi une partie fondamentale de la Loi ».Et que :
« L’article 31.1 ne constitue qu’un recours parmi ceux que la Loi a établis pour décourager les pratiques monopolistiques. L’article 31.1 sert simplement à renforcer les autres sanctions prévues par la Loi »[8].L’article 36 n’est donc pas en soi une action qui permet le contrôle ou l’application de la Loi[9]. D’ailleurs, en 2013, dans sa trilogie sur les acheteurs indirects, la Cour n’a reconnu au recours privé qu’un rôle secondaire dans l’application de la L.c. dès qu’une action publique a été engagée. Dans la décision Pro-Sys, la Cour affirme au par. 141 :
« (…) [B]ien que, sous le régime de la Loi sur la concurrence, la dissuasion et la modification des comportements relèvent en premier lieu du commissaire de la concurrence, le Bureau de la concurrence a indiqué qu’il ne poursuivrait pas Microsoft dans le présent dossier. Par conséquent, si le recours collectif n’est par certifié, les objectifs de dissuasion et de modification des comportements ne feront l’objet d’aucune mesure. Non seulement le recours collectif constitue la meilleure procédure pour atteindre ces objectifs, mais il est le seul ».
En résonnant a contrario, le recours collectif qui fait suite à des accusations criminelles n’a qu’une portée réparatrice, conformément à la décision General Motors. Avec respect, la position de la juge Bélanger en première instance était donc discutable.
Pour conclure, si cette décision est opportune et renforce le pouvoir des victimes de cartels d’obtenir une réparation, elle laisse planer un doute quant à la pertinence d’invoquer l’article 29 pour soulever l’immunité accordée à l’enquête publique du Bureau de la concurrence pour la divulgation de son dossier d’enquête. De plus, elle met en difficulté le Bureau de la concurrence dont le programme d’immunité peut être compromis à cette communication parallèle de la preuve dans le cadre du recours privé.
[1] Pétrolière Impériale c. Jacques, 2014 CSC 66 (ci-après « la décision commentée »).
[2] Pour la décision en droit civil québécois, v. Infineon Technologies AG c. Option consommateurs, 2013 CSC 59. Pour les décisions en Common law canadienne, v. Pro-Sys Consultants Ltd. c. Microsoft Corporation, 2013 CSC 57, Sun-Rype Products Ltd. c. Archer Daniels Midland Company, 2013 CSC 58.
[3] Art. L. 423-17 c.conso.
[4] Par. 1 de la décision commentée.
[5] Pour un commentaire, v. Shaun FINN, « Commentaire sur l’arrêt Pétrolière Impériale c. Jacques = Percer le voile conceptuel : la divulgation de communications privées par des enquêteurs pénaux à des tiers justiciables », dans Repères, octobre 2014 (Droit civil en ligne), EYB2014REP1619.
[6] Par. 37 de la décision commentée.
[7] General Motors of Canada Limited c. City National Leasing, (1989) 93 N.R. 326
[8] Nous soulignons.
[9] Benjamin LEHAIRE, L’action privée en droit des pratiques anticoncurrentielles : Pour un recours effectif des entreprises et des consommateurs en droits français et canadien, Thèse de doctorat, Faculté des études supérieures, Université Laval, 2014, p. 207.