Le 19 mars 2015, après le dépôt du rapport de la Commission des institutions de l’Assemblée nationale sur l’étude du projet de loi 26 présenté le 3 décembre 2014 par la Ministre de la Justice du Québec, Mme Stéphanie Vallée, le projet de loi 26 a été adopté. Ce projet de loi vise à permettre au Gouvernement du Québec et aux organismes publics québécois victimes de pratiques frauduleuses ou dolosives dans le cadre de marchés publics d’obtenir la réparation de leur préjudice ou la récupération des sommes versées injustement. En effet, le titre de la loi est sans équivoque « Loi visant principalement la récupération de sommes obtenues à la suite de fraudes ou de manœuvres dolosives dans le cadre de contrats publics ». Le titre de la loi parle de « récupération » ce qui peut englober à la fois le remboursement d’un trop perçu mais aussi la réparation du préjudice subi en raison d’une pratique frauduleuse ou dolosive dans un contrat public. D’ailleurs, là aussi, le gouvernement parle de « fraudes ou de manœuvres » ce qui est large.
D’emblée, notons qu’à ce jour la loi n’est pas votée. La Commission des institutions de l’Assemblée nationale vient de terminer ses travaux. Elle rendra son rapport prochainement. Le présent commentaire fait donc état du projet de loi en l’état au jour de la chronique. Notons également qu’à la suite de ces travaux, le terme « obtenues » dans le titre de la loi va être remplacé par « payées ». La Commission souhaite ainsi supprimer le doute sur la signification du mot « obtenu ». Il s’agit bien des sommes payées par une personne publique dans le cadre d’un contrat public. Le projet utilise même l’expression « sommes payées injustement » à l’article 3.
En quoi cette loi intéresse le droit de la concurrence ? Elle l’intéresse pour deux raisons :
1/ Les pratiques visées par cette loi peuvent être des ententes anticoncurrentielles entre concurrents ou un truquage des offres.
2/ Le gouvernement du Québec se crée sur-mesure « un super recours privé en réparation de son préjudice concurrentiel » dans le contexte des marchés publics.
On l’oublie trop souvent mais le préjudice concurrentiel est aussi subi par des personnes publiques et non exclusivement par des consommateurs ou des entreprises. La collusion dans les marchés publics a donné lieu à plusieurs poursuites criminelles sur le fondement de la Loi sur la concurrence depuis la fameuse Commission d’enquête présidée par Mme France Charbonneau[1]. Pour autant, le préjudice pécuniaire subi par les municipalités ou le gouvernement du Québec n’a pas été réparé.
Se fondant sur une expérience hollandaise menait dans les années 2000 suite à la collusion dans les marchés publics au Pays-Bas, le gouvernement du Québec a voulu se doter d’une loi spéciale pour récupérer les sommes payées indûment. Le fonctionnement de cette loi est simple.
Elle fonctionne sur une durée déterminée, 12 mois, et s’articule autour de deux volets :
– Un volet volontaire où l’entreprise ayant commis des actes frauduleux ou dolosifs se rapproche du programme de remboursement créé spécifiquement pour gérer les propositions volontaires des entreprises. Ce programme est administré par une personne neutre, un juge à la retraite par exemple. Ce premier volet est, selon la Ministre, une application anticipée du futur article 1er du Nouveau code de procédure civile. Les sommes à récupérer s’élèvent selon la ministre à plusieurs millions de dollars.
– Un volet répressif (à défaut d’une participation au volet volontaire) consistant en une action en réparation simplifiée de nature exceptionnelle par rapport à la responsabilité civile classique est mis en place dans un second temps. La menace du recours civil doit inciter les entreprises à participer volontairement au programme.
Arrêtons-nous sur ce recours spécial en réparation du préjudice pour faire plusieurs remarques. D’abord, étonnamment, il n’est pas explicitement question de réparation. Le Chapitre III du projet de loi évoque simplement des recours judiciaires. En revanche, il est certain que le préjudice visé est celui subi par l’organisme public.[2] On parle aussi explicitement de responsabilité des dirigeants d’entreprise ou de l’entreprise elle-même[3].
Les représentants de victimes de violations du droit de la concurrence, comme les associations de consommateurs, pourraient se sentir lésés. En effet, pour le commun des mortels, point de salut dans la réparation du préjudice concurrentiel en dehors de l’article 36 de la Loi sur la concurrence. Cet article vise « toute personne » victime d’une violation de la partie criminelle de loi. Or l’expression « toute personne » vise les consommateurs, par exemple, mais aussi les personnes publiques. De plus, le truquage des offres, fléau révélait au Québec par la Commission Charbonneau dans le cadre des marchés publics, est une infraction criminelle de la Loi sur la concurrence (Art. 47 L.c.). Et, de manière plus traditionnelle, le gouvernement pouvait aussi se prévaloir de l’article 1457 du Code civil du Québec. Alors pourquoi cette loi ? Le gouvernement affiche la volonté d’aller vite et de réparer le citoyen payeur de taxes dans les meilleurs délais. Certes, mais cela démontre a contrario que la voie classique ouverte aux consommateurs par le droit civil québécois en général et par le droit de la concurrence en particulier n’est pas à la hauteur des exigences du préjudice concurrentiel. Dès lors, le gouvernement du Québec met en place son propre recours privé une fois la période de transaction volontaire avec le programme de remboursement clôturé. Nous sommes conscient, et le titre de la loi le démontre, que le gouvernement ne vise pas uniquement les violations du droit de la concurrence et que, par conséquent, une loi générale, au-delà du contentieux concurrentiel, permet une plus grande indemnisation. Cependant, cela renvoie à une triste réalité dans le contentieux privé en droit de la concurrence, celle d’un droit inefficace.
Quel est l’arsenal mis en place par le législateur québécois ?
Voici la liste des outils utilisés pour obtenir réparation :
– Présomption de préjudice réfragable en faveur du Gouvernement ;
– Responsabilité solidaire des responsables du préjudice ;
– Présomption irréfragable de préjudice à hauteur de 20 %[4] du montant total du contrat concerné. Si la personne publique réclame plus, elle devra prouver l’excédent ;
– Prescription de 20 ans pour les actions en cours le jour de l’entrée en vigueur de la loi ou exercée dans les 5 ans qui suivent son entrée en vigueur. De plus, toute action rejetée pour un motif de prescription avant l’entrée en vigueur de la loi peut être reprise dans les 5 ans après la date d’entrée en vigueur de la loi ;
– Toutes les actions en réparation introduites par le Gouvernement sont instruites en urgence par le juge saisi.
Dans les deux volets de la loi, le nom des parties est rendu public (Attention aux recours privés subséquents d’autres victimes !) mais la production forcée des pièces du dossier par les intervenants est empêchée par la loi. L’article 7 maintient la confidentialité des procédures prévues par la loi sauf si les parties y consentent. Dès lors, devant les tribunaux judiciaires ou les juridictions administratives aucune preuve ne peut être communiquée si elle est obtenue dans le cadre du programme. Initialement, la confidentialité ne visait que les tribunaux judiciaires et les juridictions administratives. Dès lors, dans le cadre d’une procédure criminelle, la production forcée d’une preuve était possible. Finalement, l’amendement 20 vient généraliser la confidentialité. De la même manière, l’article 8, prévoyant l’interdiction des témoignages des parties, a été généralisé en ce qui concerne les personnes pouvant être assignées et les juridictions devant lesquelles elles pouvaient témoigner. Si initialement l’administrateur du programme ne pouvait pas témoigner de ce qu’il a pu avoir connaissance dans le cadre du programme, désormais, l’amendement 21 vient élargir cette disposition à toutes les parties. De plus, le même amendement prévoit que toute personne ou organisme ayant le pouvoir d’assigner des témoins ne peut recueillir de preuve et exiger la production de documents communiqués dans le cadre du programme.
On le voit, cette procédure ressemble beaucoup à la procédure de clémence offerte par le Bureau de la concurrence. Néanmoins, on ne peut s’empêcher de constater la création d’un véritable recours privé au profit du gouvernement en dérogation à l’article 36 de la Loi sur la concurrence et au Code civil du Québec. Si l’objectif est louable, cette procédure peut donner le sentiment aux consommateurs victimes de pratiques anticoncurrentielles d’une justice à deux vitesses.