Depuis l’arrivée de la COVID-19, les différents secteurs de l’économie ont dû se réinventer pour assurer la pérennité de leurs opérations tout en cohabitant avec le virus qui n’était jamais bien loin et risquait de se propager à tout moment. Pour n’en nommer que quelques-uns, le système judiciaire et les bureaux d’avocats ont suivi le tournant technologique en privilégiant le télétravail et les visioconférences[1]. Plusieurs restaurants et bars ont rapidement tenté de modifier leurs modèles d’affaires en offrant le service de livraison afin de compenser la fermeture des salles à manger, que ce soit par le biais de leur site Internet ou par le biais d’applications de livraison[2]. Les consommateurs ont eux aussi accéléré la transition dans leurs habitudes de consommation. Toutefois, qu’en est-il des dirigeants et administrateurs d’entreprises au Canada? Ont-ils suivi le basculement ou peinent-ils à suivre le mouvement?
Les changements dans les habitudes de consommation
Dans une étude récente publiée par Ernest et Young[3], plus de 70% des consommateurs canadiens ont révélé avoir changé leurs habitudes de consommation en matière d’achat de biens[4]. L’un des axes principaux de cette transformation de comportement de la part des clients réside dans le commerce électronique[5]. Pour plusieurs d’entre eux[6], le paiement sans argent comptant, l’achat en ligne et le service de livraison à domicile permettent de satisfaire efficacement leurs attentes de plus en plus exigeantes. Que ce soit le désir de vivre une expérience-client de plus en plus rapide et fluide ou encore le désir de pouvoir effectuer des transactions en toute sécurité, les consommateurs en demandent toujours plus aux commerçants[7]. Pour donner un exemple concret de la métamorphose rapide du monde de la consommation, plus de 41% des canadiens révoltés au départ à l’idée de faire leur épicerie en ligne ont changé leur fusil d’épaule en raison du contexte sanitaire[8].
En voyant le monde de la consommation évoluer si rapidement, les spécialistes s’entendent donc pour dire que les dirigeants d’entreprises doivent désormais considérer l’achat en magasin et l’achat en ligne comme deux stratégies d’affaires agglutinées ensemble, intrinsèquement liées et en parfaite symbiose. Ils doivent en fait développer un bon système de vente multicanal/omnicanal[9]. Il est désormais impensable d’imaginer les différents canaux de vente en vase clos[10].
De son côté, le cabinet KPMG[11] a examiné la question de l’inaction des grands dirigeants canadiens en matière technologique[12] et ses conclusions dépeignent un portrait particulièrement sombre de la situation. En effet, une minorité de chefs de direction estime satisfaisante leur progression à l’égard de la numérisation[13] de leurs modèles d’affaires alors que la grande majorité considèrent la technologie comme un investissement essentiel afin d’assurer la croissance et la pérennité de leurs entreprises[14]. Ainsi, malgré que la pandémie ait accéléré le passage au numérique en obligeant à repenser l’exploitation de plusieurs sociétés, en intensifiant l’usage de la technologie dans celles-ci et en repensant les chaînes d’approvisionnement pour assurer la sécurité des employés et continuer à offrir les produits et services aux clients[15], il semble que les chefs de direction canadiens comparativement à ceux du reste du monde relèguent encore trop souvent au second plan les questions concernant le développement technologique[16].
Les obligations de la direction et des administrateurs
Au Canada, le conseil d’administration et la direction sont les deux principaux organes chapeautant la société par actions. Les dirigeants sont responsables de la gestion des affaires courantes dans l’entreprise alors que les administrateurs ont pour rôle la surveillance et la gestion générale des activités de celle-ci[17].
En gardant en tête les principaux mandats dévolus aux membres du conseil d’administration, les administrateurs doivent surveiller et tenter de gérer les différents risques reliés à l’essor de la technologie au sein de leurs entreprises[18]. Ils doivent planifier le futur de l’entreprise en examinant l’impact des différentes technologies sur la société et prévoir les différents évènements qui sont susceptibles d’ajouter une plus-value essentielle à la pérennité de leur organisation[19]. Avec le virus toujours bien présent et la nécessité d’innover pour rester compétitif (en raison entre autres du changement dans les habitudes de consommation), les conseils d’administration devront travailler d’arrache-pied dans les prochaines années afin d’être informés au maximum des différents risques inhérents à l’arrivée des nouvelles technologies[20]. Or, les administrateurs sont généralement peu enclins à évoluer[21]. Actuellement, la gestion des risques liée aux innovations accuse donc un retard face à l’évolution constante des nouveautés numériques. Pour certains auteurs, les membres des conseils d’administration pourraient même prochainement être tenus juridiquement responsables d’un manquement relié à leurs obligations de vigilance (gestion du risque) et de connaissance des nouvelles technologies[22] par le biais des devoirs généraux de prudence, de diligence et de loyauté[23], particulièrement important en droit des sociétés par actions canadien et québécois. Pour le moment, rien n’est encore certain.
Ainsi, le défi est double pour la direction et les administrateurs. Non seulement doivent-ils innover pour rester compétitifs et satisfaire les consommateurs, mais ils doivent aussi s’assurer de prévoir les risques qui sous-tendent ces nouvelles stratégies d’affaires.
Exemples concrets d’inaction des chefs de direction et des administrateurs
Depuis une quinzaine d’années, plusieurs entreprises qui occupaient une place prépondérante dans leurs marchés respectifs sont tombées en décrépitude en raison de l’inaction prolongée de la direction qui tardait à s’adapter aux changements technologiques.
Blockbuster, un célèbre magasin de location de films et vidéos qui surfait sur sa domination du marché de location au début des années 2000 a finalement fait faillite en 2010 avec une dette avoisinant le milliard de dollars[24]. Sa plus grande erreur aura été de refuser une entente avec Netflix[25] pour élargir son spectre de location à l’extérieur des enceintes de ses magasins physiques. Les dirigeants de Blockbuster n’auront pas été en mesure de réimaginer leur concept de location de films (comme l’a fait Netflix avec son service de « streaming ») afin de s’imbriquer dans l’ère numérique et technologique qui prenait de plus en plus de place dans le monde[26].
La marque Kodak a subi le même sort que son homologue Blockbuster en 2012. Grande puissance mondiale de la photographie dans les années 1900, l’entêtement des dirigeants à embrasser timidement le passage vers l’appareil photo numérique, alors que l’entreprise en était la créatrice, aura sonné le glas de la société. Conséquemment, les principaux facteurs disruptifs du long règne de ce géant auront été de ne pas considérer l’innovation et la photo numérique comme des facteurs sine qua non de la pérennité future de l’entreprise[27].
La chaîne de magasins à grande surface Sears, autrefois l’une des plus populaires au pays, a aussi fini par tomber aux oubliettes. Malgré plusieurs décisions patronales avant-gardistes concernant la technologie[28] et une certaine avance en la matière face à la concurrence, la dégradation et la négligence à petit feu des magasins physiques (manque d’innovation et d’investissement comparativement aux compétiteurs) et l’incapacité de se tailler une place de choix dans le commerce de la vente en ligne ont contribué à l’implosion de la grande marque[29].
En définitive, les dirigeants canadiens, autant dans les grandes sociétés que dans les petites et moyennes entreprises, auraient peut-être rapidement intérêt à consacrer une plus grande partie de leurs ressources et de leurs énergies à la numérisation de leurs entreprises et à l’innovation technologique. Les habitudes de consommation changent rapidement et évoluent de plus en plus vers le numérique. Comme nous l’avons vu, mêmes les plus grandes sociétés ne sont pas à l’abri d’un faux pas, d’une mauvaise décision ou d’un refus momentané de suivre le changement qui leur causerait un retard insurmontable et permanent face à la concurrence.
[1] RICHER, I., « Les tribunaux en mode virtuel », Radio-Canada, 31 mars 2020, [en ligne] https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/1690013/tribunaux-mode-virtuel-cour-quebec-superieure ; LEBLANC, A., « Avocats en télétravail : « On gagne en efficacité » », L’hebdo Journal, 4 novembre 2020, [en ligne] https://www.lhebdojournal.com/avocats-en-teletravail-on-gagne-en-efficacite/.
[2] BUSSIÈRES MCNICOLL, F., « Restauration : des entreprises locales plongent dans les commandes en ligne », Radio-Canada, 28 octobre 2020, [en ligne] https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/1744862/options-locales-commande-en-ligne-livraison-restaurateurs.
[3] Ernest and Young ou EY est l’un des plus importants cabinets d’audit financier et de conseil au monde. Voir à cet effet le site officiel au www.ey.com.
[4] SCHMOUKER, O., « Les consommateurs ont changé, mais pas les entrepreneurs! », Les affaires, 1er septembre 2020, [en ligne] https://www.lesaffaires.com/blogues/l-economie-en-version-corsee/les-consommateurs-ont-change-mais-pas-les-entrepreneurs/619537 ; ELSHURAFA, D., « Selon un sondage, 55 % des consommateurs canadiens prévoient dépenser moins pour des biens non essentiels », dans EY, plan du site, 2020 press releases, press releases, (31 aout 2020), [en ligne] https://www.ey.com/fr_ca/news/2020/08/survey-shows-55-percent-of-canadian-consumers-plan-to-spend-less-on-non-essential-goods.
[5] Id.
[6] 55% des consommateurs disent avoir opté pour le paiement sans contact humain et sans argent comptant. Voir à cet effet le texte publié dans le journal les affaires et le rapport publié par EY à la note 4.
[7]SCHMOUKER, O., préc., note 4.
[8] id.
[9] DUROCHER, M., « Multicanal ou omnicanal, quelle différence? », Groupe Marketing International, 3 octobre 2018, [en ligne] https://groupemarketing.ca/multicanal-ou-omnicanal-quelle-difference/.
[10] SCHMOUKER, O., préc., note 4.
[11] KPMG est aussi un des grands leaders en matière d’audit et de conseil. Voir à cet effet le site officiel au https://home.kpmg/ca/fr/home.html.
[12] KPMG, Perspective des chefs de la direction en 2020, 2020, p.4-7, [en ligne] https://home.kpmg/ca/fr/home/insights/2020/09/kpmg-2020-ceo-outlook.html.
[13] La numérisation s’entend de la réduction des informations sur différents supports en simples données numériques. Cette ère numérique transforme présentement la manière de concevoir, de produire et de distribuer les différents biens et services. Voir à cet effet la présentation de M. Diawara dans une un numéro spécial des Cahiers de Droit : Karounga DIAWARA, « Présentation : Le droit des activités économiques à l’ère numérique », (2019) 60-3 Les Cahiers de droit 585, 586.
[14] Seulement 16% des chefs de direction considèrent avoir progressé en matière de numérisation de leur exploitation alors que ce pourcentage baisse à 4% lorsque l’on parle de la progression en matière de numérisation du modèle d’affaire. Les dirigeants canadiens sont à 74% convaincus que la technologie est essentielle au développement et à la croissance de leur entreprise. Voir à cet effet l’étude de KPMG : KPMG, préc., note 12, p. 5.
[15] SCHMOUKER, O. préc., note 4; KPMG, préc., note 12, p. 5.
[16] Id.
[17] TCHOTOURIAN, I., « CA et nouvelles technologies », dans contact – Université Laval, section Blogues, professeur Ivan Tchotourian (16 janvier 2020), [en ligne] http://www.contact.ulaval.ca/article_blogue/ca-et-nouvelles-technologies/.
[18] Les risques peuvent être liés aux possibilités de cyberattaques en raison des nouvelles technologies émergentes dans l’entreprise. Le cas typique est celui de la fuite de données chez Desjardins. C’est le CA qui doit tenter de comprendre ces risques et d’empêcher qu’ils ne se concrétisent. Voir à cet effet le texte du professeur Tchotourian sur le site contact de l’université laval précité à la note 16.
[19] TCHOTOURIAN, I., préc., note 16.
[20] Id.
[21] Id.
[22] TCHOTOURIAN, 1., préc., note 16 ; DESCHAMPS-MARQUIS, H. et ABDUL-MASSIH, j., «Responsabilité des administrateurs et dirigeants d’entreprise en matière de cybersécurité», dans Développements récents en droit des affaires, Cowansville, Éditions Yvon Blais, 2019, à la p. 10 du PDF.
[23] Loi sur les sociétés par actions, RLRQ, c. S-31.1, art. 119 ; Loi canadienne sur les sociétés par actions, L.R.C 1985, c. C-44, art. 122.
[24] ASH, A., «The rise and fall of Blockbuster and how it’s surviving with just one store left», Business Insider, 12 août 2020, [en ligne] https://www.businessinsider.com/the-rise-and-fall-of-blockbuster-video-streaming-2020-1
[25] À l’époque, Netflix était un service de location de vidéos et films par boîte postale. Le consommateur payait un certain montant par mois et recevait trois films à écouter. Lorsque le client finissait son film, il le retournait et en recevait un nouveau. Voir à cet effet le texte précité à la note 23.
[26] SATELL, G., « A Look Back At Why Blockbuster Really Failed And Why It Didn’t Have To », Forbes, 5 septembre 2014, [en ligne] https://www.forbes.com/sites/gregsatell/2014/09/05/a-look-back-at-why-blockbuster-really-failed-and-why-it-didnt-have-to/?sh=7803a23c1d64 ; ASH. A., préc., note 16.
[27]D. ANTHONY, S., « Kodak’s Downfall Wasn’t About Technology», Harvard Business Review, 15 juillet 2016, [en ligne] https://hbr.org/2016/07/kodaks-downfall-wasnt-about technology#:~:text=The%20company%20filed%20for%20bankruptcy,of%20less%20than%20%241%20billion . ; VIKI, T., « On The Fifth Anniversary Of Kodak’s Bankruptcy, How Can Large Companies Sustain Innovation?», Forbes, 19 janvier 2017, [en ligne] https://www.forbes.com/sites/tendayiviki/2017/01/19/on-the-fifth-anniversary-of-kodaks-bankruptcy-how-can-large-companies-sustain-innovation/?sh=77f71f526280.
[28] Les magasins Sears ont été dans les premiers à offrir aux autres marchands la possibilité de vendre à même leur site Internet. La compagnie a rapidement offert un service de livraison gratuit pour rejoindre les standards d’Amazon. Ils ont été les précurseurs en matière de ramassage au magasin, d’une commande faite en ligne, par l’entremise du service de livraison du produit directement à l’auto. Voir à cet effet : DAVIS, D., «How Sears failed in the e‑commerce era even as it innovated online», Digital Commerce 360, 19 octobre 2018, [en ligne] https://www.digitalcommerce360.com/2018/10/19/how-sears-failed-in-the-e-commerce-era-even-as-it-innovated-online/.
[29]ALI. F., « Sears is bankrupt: Missed e-commerce opportunities and poor omnichannel execution contributed to Sears’ decline », Digital Commerce 360, 15 octobre 2018, [en ligne] https://www.digitalcommerce360.com/2018/10/15/sears-files-for-bankruptcy-as-e-commerce-stalled-for-years/ ; CHENG, A., « On Way To Bankruptcy, Sears Squandered Online Advantage, Making A Hard Task Even Harder», Forbes, 15 octobre 2018, [en ligne] https://www.forbes.com/sites/andriacheng/2018/10/15/sears-has-filed-for-bankruptcy-protection-but-its-future-remains-in-question/?sh=8c70077a4803 ; DAVIS, D., préc., note 19.